RÉVOLUTION OU MÉTAMORPHOSE ? ISSUES POSSIBLES DE LA CRISE PLANÉTAIRE

COMBLER UN VIDE

La notion politique de révolution, considérée comme une transition rapide et perturbatrice entre un présent perçu comme injuste et inacceptable et un avenir meilleur et plus radieux, a été largement discréditée après les expériences négatives vécues dans de nombreuses régions du monde aux XIXe et XXe siècles. Aujourd’hui, elle n’est valable que parmi les mouvements les plus radicaux de gauche et de droite, qui la considèrent encore comme une référence nécessaire – voire un rite de passage quasi mythique – pour parvenir aux transformations socio-politico-économiques souhaitées, tandis qu’elle est rejetée par le reste du spectre politique.

Malgré cela, aucune notion de force équivalente n’a émergé, de sorte que le panorama des idées alternatives disponibles est plutôt rare, voire inexistant. C’est un problème, car la dynamique de croissance de l’humanité au cours des derniers siècles et décennies et l’augmentation effrénée de son impact sur la biosphère (dépassement des limites planétaires) suggèrent de repenser la civilisation actuelle afin d’opérer une transition rapide pour inverser cette tendance. Des outils conceptuels sont nécessaires pour y parvenir.

Un concept potentiellement alternatif est celui de métamorphose : utilisé comme métaphore politique, il peut nous permettre de concevoir le changement des comportements de la manière la plus radicale possible, sans rompre les continuités nécessaires et en réduisant au maximum les dynamiques pernicieuses.

La thèse de cet article est qu’une notion politique de métamorphose peut être aussi puissante et attrayante que celle de révolution, sans en présenter la plupart des inconvénients, et peut donc servir à impulser et à guider les changements nécessaires. Edgar Morin a exploré ce concept, et l’analyse du parcours qui l’a conduit à le proposer permet de construire une hypothèse et un programme pour lui donner une consistance théorique et pragmatique.

UNE CRISE EN ATTENTE DE RÉSOLUTION

Les conséquences du changement climatique sur l’humanité, surtout quand elles seront irréversibles et à quel point ce sera vraiment grave, font encore l’objet de nombreux débats et d’incertitudes. Cependant, de nombreuses preuves scientifiques démontrent que l’activité humaine a déjà provoqué des altérations considérables de la planète, notamment une augmentation des concentrations de CO₂, de méthane et d’autres gaz à effet de serre dans l’atmosphère, mais aussi une perte de biodiversité, la destruction des écosystèmes et la pollution par les matériaux synthétiques, entre autres impacts importants.

Ces preuves sont reprises dans les documents préparés par les agences et programmes des Nations Unies, comme le GIEC, dont le sixième rapport constitue le résumé le plus récent. De plus, elles sont intégrées à des travaux scientifiques plus larges, comme le modèle de Potsdam, qui a défini neuf limites planétaires, notamment le changement climatique, la biodiversité, le cycle de l’eau et les cycles du phosphore et de l’azote. Sa dernière mise à jour, en 2023, a confirmé que six d’entre elles avaient été largement dépassées et que le changement climatique n’était pas le pire.

De plus, selon une étude de l’Institut Weizmann des Sciences en Israël, cette activité humaine a déjà entraîné l’extraction, le traitement et l’utilisation de 1,1 tératonne de masse physique, soit l’équivalent de la masse de tous les êtres vivants de la planète. Cette activité, réalisée par une seule espèce, l’humain, ne représente que 0,01 % de cette masse. Le plus inquiétant dans cette étude est qu’elle a calculé que ce chiffre connaît une croissance exponentielle : au cours du siècle dernier, il a doublé tous les 20 ans et, au cours des deux dernières décennies, une quantité de masse déplacée et traitée équivalente à celle de toute l’histoire de l’humanité.

Cette étude, ainsi que d’autres, a conduit à considérer que la planète a changé d’ère géologique et que nous sommes déjà entrés dans ce que l’on appelle l’Anthropocène, c’est-à-dire l’ère de l’action humaine en tant que force géologique. Par conséquent, au-delà des incertitudes, il existe déjà la certitude que la dynamique humaine a provoqué et provoque d’énormes changements et déséquilibres sur la planète, que ces déséquilibres sont très accélérés et qu’il est fort probable que, tôt ou tard, ils finissent par affecter gravement la biosphère et, par conséquent, la vie humaine. Il semble donc souhaitable que cette action humaine change au plus vite si nous voulons éviter des déséquilibres compromettant la viabilité de la civilisation et de l’espèce humaine, ainsi que de la vie sur la planète telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Cependant, la grande majorité des acteurs sociopolitiques du monde entier, qu’ils soient hégémoniques ou subalternes, ne placent pas cette priorité au premier plan de leurs agendas, tant nationaux qu’internationaux. Ils considèrent plutôt que les questions environnementales sont subordonnées à d’autres, principalement économiques et monétaires, qui finissent presque toujours par prendre le pas et que les changements nécessaires ne sont pas réalisés ou sont trop limités.

À cet égard, il convient de noter que les premières alertes rigoureuses et largement médiatisées sur un possible déséquilibre environnemental planétaire catastrophique ont commencé à se matérialiser il y a plus de 50 ans, avec le rapport « Les limites de la croissance », commandé par le Club de Rome à l’équipe de Donella Meadows au MIT et publié en 1972, qui en constitue l’exemple le plus marquant. Depuis lors – et bien avant cela – de nombreux scientifiques se sont consacrés à l’étude des multiples aspects de ces déséquilibres, mais ces travaux colossaux n’ont pas entraîné de changements significatifs dans la dynamique de l’action humaine sur l’environnement.

Au contraire, cette action a connu une croissance exponentielle et a entraîné des déséquilibres toujours plus nombreux. Cela est dû à la croissance exponentielle de la population mondiale, mais surtout à l’augmentation des utilisations intensives d’énergie et de matières premières, utilisations intensives dont une minorité privilégiée a d’abord bénéficié, mais qui ont progressivement bénéficié à des couches de plus en plus larges de la population mondiale.

Cet article est né de la conviction que les changements dans la dynamique humaine surviendront quoi qu’il arrive, car les limites planétaires finiront par s’imposer. Mais aussi qu’en introduisant et en promouvant des changements dans les systèmes de croyances, l’action humaine peut être transformée assez rapidement, de sorte qu’elle soit moins nocive et agressive envers la biosphère et s’y adapte, évitant ainsi que les changements soient trop traumatisants et engendrent trop de souffrance. Il convient également d’explorer les outils conceptuels susceptibles de promouvoir et de faciliter ces changements de croyances afin que la transition soit aussi fluide et acceptable que possible.

En ce sens, l’analyse se concentrera sur la notion politique qui a conduit les changements les plus radicaux dans les sociétés humaines au cours des deux derniers siècles : celle de révolution, tant dans celles qui ont été au cœur des discours hégémoniques que dans celles qui ont été reléguées aux discours subalternes. Il peut paraître désuet de s’attarder sur cette notion, aujourd’hui si discréditée dans les sphères les plus hégémoniques.

Cependant, nous considérons ici qu’elle a exercé et exerce encore une grande influence et une grande fascination dans les milieux de la gauche radicale – et, ces dernières décennies, également dans ceux de la droite radicale –, qui la considèrent comme une étape nécessaire à de véritables changements, et que cela a une influence non négligeable sur l’imaginaire du reste du spectre politique.

Les conclusions de cette analyse seront appliquées à la notion politique proposée ici comme alternative, celle de métamorphose, et de cette application seront tirées les conclusions qui pourront contribuer à sa mise en œuvre afin qu’elle produise les effets escomptés.

QUE SIGNIFIE « RÉVOLUTION » ?

L’origine étymologique du mot « RÉVOLUTION » est le terme latin « revolutio », qui signifie « tour complet ». Le concept original trouve son origine dans l’astronomie. Il a été popularisé par Nicolas Copernic avec son ouvrage « De revolutionibus orbium coelestium », publié en 1543, dans lequel il présente son modèle héliocentrique du système solaire et décrit les mouvements cycliques des planètes autour du Soleil.

La première utilisation importante avec une signification politique eut lieu au Royaume-Uni en 1660, lors de la restauration de la monarchie après la chute du Commonwealth dirigé par Cromwell. Il signifiait précisément « restauration », au sens figuré : la situation politique avait radicalement changé et était revenue à un point d’équilibre antérieur, après la période d’instabilité vécue depuis la décapitation du roi en 1649. Vingt-huit ans plus tard, ce terme devint un concept politique avec la « Glorieuse Révolution », une nouvelle restauration monarchique au Royaume-Uni, avec l’expulsion définitive des Stuarts et de leurs tendances absolutistes, et l’accession au trône de la Maison d’Orange.

C’est avec les révolutions américaine et française que le terme change de sens et devient la notion qui nous est parvenue jusqu’à nos jours, où il ne signifie plus « restauration », mais une rupture rapide et traumatisante du système sociopolitique en place pour en créer un nouveau. Mais telle n’était pas l’intention des dirigeants qui les ont promus : ils partaient de l’idée de procéder à des restaurations similaires à celle britannique du siècle précédent (c’est précisément pour cette raison qu’ils ont utilisé ce terme dès le début), et c’est la dynamique déclenchée par les événements qui a conduit au changement de sens.

Dans « De la Révolution », Hannah Arendt a analysé cette transformation sémantique de manière remarquable, affirmant que les initiateurs de la Révolution américaine, qui a donné naissance aux États-Unis, et de la Révolution française n’avaient en aucun cas l’intention de réaliser ce qui s’est finalement produit, à savoir respectivement un processus d’indépendance et une rupture radicale avec l’Ancien Régime. Arendt affirme que « ces hommes exprimaient en toute sincérité leur souhait de revenir à ces temps anciens où les choses avaient été comme elles auraient dû être ».

Dans le cas de la Révolution française, cela explique pourquoi près de quatre ans se sont écoulés entre la prise de la Bastille et la décapitation de Louis XVI, période durant laquelle a échoué une tentative de maintien de la monarchie en la convertissant en monarchie constitutionnelle. Finalement, la période révolutionnaire a duré environ dix ans, durant lesquels la Première République a été instaurée, les principaux dirigeants ont été guillotinés et l’empire de Napoléon a été proclamé. Après Arendt, ce nouveau sens a entraîné une série de notions qui l’accompagnent depuis lors : « révolution » a fini par signifier « nouveauté » et « origine » (d’un nouvel ordre différent de tout ce qui avait précédé), mais aussi « violence » et « irrésistibilité ».

Dans les premières décennies du XIXe siècle, le terme, déjà pleinement ancré dans le contenu sémantique identifié par Arendt, s’est fortement enraciné dans les mouvements ouvriers qui remettaient en question l’ordre social qui se dessinait dans les pays européens. Un exemple évident en est le Manifeste communiste de Marx et Engels de 1847, dans lequel il s’agit d’un concept omniprésent, notamment sous la forme d’un adjectif, et ils n’ont même pas besoin de le définir le moins du monde, ils le tiennent pour acquis et le considèrent implicitement comme un fait « irrésistible » qui se produira tôt ou tard.

Les auteurs présentent la célèbre thèse selon laquelle la bourgeoisie a été la première classe révolutionnaire de l’histoire et que, pour se maintenir au pouvoir, elle doit mener une sorte de révolution permanente, avec des changements technologiques et socio-économiques constants. De plus, cela a donné naissance à une nouvelle classe, le prolétariat, la seule à être également révolutionnaire et destinée à abolir les classes sociales par une révolution contre l’ordre établi : « Le prolétariat est contraint de s’organiser en classe pour lutter contre la bourgeoisie ; la révolution le porte au pouvoir.» Ils concluent le texte en liant explicitement cela à la violence : « (Les communistes) déclarent ouvertement que leurs objectifs ne peuvent être atteints qu’en renversant par la violence l’ensemble de l’ordre social existant.»

Déjà au XXe siècle, Vladimir Ilitch Lénine, principal responsable de l’événement révolutionnaire qui a marqué tout le siècle, octobre 1917 en Russie, just avait consacré les deux mois de son exil en Finlande à la rédaction d’un pamphlet, « L’État et la Révolution », dans lequel il expliquait clairement que la révolution devait être violente et prendre la forme d’une guerre civile : « Il n’y a rien de plus autoritaire qu’une révolution, c’est un acte au cours duquel une partie de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes, de canons, c’est-à-dire avec des éléments extraordinairement autoritaires. »

Avant et après la Révolution russe, les différents mouvements ouvriers ont mené des débats théoriques houleux sur comme devaient être les révolutions. Les marxistes prônaient le renversement des États « bourgeois » pour instaurer la « dictature du prolétariat » comme transition vers une société communiste, où l’État ne serait pas nécessaire, tandis que les anarchistes aspiraient à l’éliminer d’emblée, tous fondés sur la conviction qu’une révolution plus ou moins violente était nécessaire.

Depuis que son usage s’est répandu, le succès du mot lui a valu des acceptions extérieures à la politique, par exemple en historiographie, avec les concepts de « révolution néolithique » et de « révolution industrielle », sans doute les principaux exemples passés dans la vox populi, et dans de nombreux autres cas similaires, comme la notion même de « révolutions scientifiques » (la première étant la « révolution copernicienne », celle-là même qui a donné naissance au concept moderne de révolution).

On peut dire que dans ces usages non politiques, le concept n’a pas une dimension violente, mais plutôt une dimension de nouveauté et d’irrésistibilité, et qu’ils génèrent également une image mentale d’un processus très rapide, malgré le fait que dans la plupart des cas, il se réfère à des processus qui ont duré des décennies, des siècles ou même des millénaires, comme c’est le cas de la révolution néolithique.

NOTION POLITIQUE DE MÉTAMORPHOSE : UNE PROPOSITION D’EDGAR MORIN

L’étymologie du terme « MÉTAMORPHOSE » est bien connue, claire et diaphane : son origine remonte au grec ancien et il est formé du préfixe « meta- », qui signifie « changement », et du suffixe « morphe », qui signifie « forme », ce qui équivaudrait à « transformation ». La référence historique la plus importante est « Les Métamorphoses » du poète romain Ovide (« Metamorphoseon » en latin), un récit en vers qui rassemble quelque 250 métamorphoses ou transformations issues de la mythologie grecque et romaine, dans lesquelles des humains ou des dieux deviennent des plantes ou des animaux. La popularité de cette œuvre à partir de la Renaissance a donné au mot une large diffusion, qui est depuis lors très présent en littérature et dans l’histoire de l’art, mais c’est dans le domaine scientifique que son utilisation nous intéresse le plus ici.

En ce sens, en géologie, les roches et minéraux qui subissent une transformation physique et chimique sous l’effet de la pression et des températures auxquelles ils sont soumis sans fondre sont appelés « métamorphiques ». Mais c’est en biologie que le terme a pris une portée plus large. Ainsi, « métamorphose » désigne les transformations considérables que subissent de nombreuses espèces animales, principalement des insectes, tout au long de leur cycle vital, la plus connue étant celle des chenilles qui finissent par se transformer en papillons. Lors de ces transformations, également appelées « holométabolisme », le jeune animal est complètement différent de l’adulte, et le passage d’un stade à l’autre se produit par une réorganisation radicale et quasi complète de ses organes, impliquant généralement l’action d’enzymes digestives qui dissolvent une grande partie des tissus du jeune animal, les nutriments résultants étant utilisés pour créer ceux de l’adulte.

Le sociologue et philosophe de la complexité Edgar Morin a proposé une notion politique fondée sur le mot « métamorphose » explicitement alternative à celle de révolution. Il l’a précisé au cours de la première décennie du XXIe siècle, dans le sixième livre de son ouvrage « La Méthode », reprenant un terme déjà utilisé dans des volumes précédents avec d’autres significations et connotations. Ainsi, dans le premier livre, il l’utilisait pour désigner « la transformation, grâce au langage, des hominidés en humains » (Morin, 1977, p. 197), tandis que dans le deuxième volume, il approfondit cette idée en affirmant que « l’avènement de la culture correspond à une véritable métamorphose non seulement de l’animalité de l’hominidé, mais aussi de la nature de la société » (Morin, 1980, p. 288).

Dans le troisième livre, il utilise à nouveau ce mot pour souligner l’effet multiplicateur exponentiel des changements possibles qu’implique le langage, et comment cela signifie que l’identité humaine peut changer de manière tout aussi exponentielle : « La pensée mythologique donne à la possibilité de métamorphose une extension illimitée et au principe d’identité une insensibilité aux changements de forme les plus extraordinaires » (Morin, 1986, p. 186). C’est dans le cinquième livre qu’il souligne la nécessité pour l’espèce humaine d’opérer un changement radical afin de limiter son impact sur la biosphère : « Le processus de rétroaction positive de la croissance accélérée ne peut conduire qu’à une épidémie destructrice ou à une métamorphose.»

Et il demande : « Allons-nous vers cette métamorphose, ou vers la catastrophe ?» (Morin, 2001, p. 272). Et dans le sixième, déjà doté d’une portée purement politique, et l’assimilant à des notions analogues (« grande réforme », « grande régénération »), il confronte celle de métamorphose à celle de révolution : « La grande réforme est à la fois tout à fait réaliste et tout à fait utopique »… « Il faut espérer que la grande régénération puisse se développer et conduire à ce qui serait plus et mieux qu’une révolution, une métamorphose.» (Morin, 2004, p. 197).

L’auteur clôt le dernier volume de son œuvre maîtresse par un chapitre au titre éloquent : « Espoir éthique : la métamorphose », dans lequel il rend conscient le processus qui l’a conduit à la notion politique de métamorphose, et, utilisant ce qui semble être une remarquable boucle autoréférentielle, il affirme : « Sans aucun doute, la possible métamorphose qui se prépare sera en grande partie le produit de processus inconscients, mais elle ne peut se réaliser véritablement qu’avec l’aide et le concours de la conscience humaine et de la régénération éthique.» Il a déjà déclaré : « Toute métamorphose semble impossible avant même de se produire. Cette prise de conscience est porteuse d’espoir. » (Morin, 2004, p. 199-203)

Morin n’a pas centré son discours sur le concept de métamorphose, mais sur celui de la « voie » souhaitable pour le changement radical dont l’humanité a besoin (La voie pour l’avenir de l’humanité, 2011). Cependant, dans une tribune publiée en 2010 dans quelques journaux sous le titre « Éloge de la métamorphose », il a développé sa conception politique de ce concept. Dans cet article, il part du postulat que « le plus probable est la désintégration » et que « l’improbable, bien que possible, est la métamorphose ».

Après avoir cité l’exemple de la chenille devenue papillon et suggéré que l’apparition même de la vie sur Terre peut être vue comme « la métamorphose d’une organisation physico-chimique qui, parvenue à un point de saturation, crée une méta-organisation vivante », il confronte directement ce concept à celui de révolution : « L’idée de métamorphose, plus riche que celle de révolution, contient la radicalité transformatrice de cette dernière, mais liée à la conservation (de la vie ou du patrimoine des cultures). Comment changer de voie pour aller vers la métamorphose ?» L’article conclut en affirmant que « la métamorphose serait, de fait, une nouvelle origine ».

LA MÉTAMORPHOSE COMME MACROCONCEPT POLITIQUE

Pour l’analyse que nous souhaitons mener ici, nous utiliserons une autre notion proposée par Edgar Morin : celle de « macroconcept ». Celle-ci définit des concepts couvrant des champs sémantiques très vastes, si vastes qu’ils condensent des théories entières de type philosophique, politique ou scientifique, par exemple. Suivant cette idée, la notion politique de « révolution » est un macroconcept, car elle seule crée une représentation mentale inconsciente qui résume et synthétise une théorie politique de portée globale, celle qui décrit comment des sociétés entières se transforment de manière radicale et traumatisante pour surmonter des situations vécues comme critiques et insoutenables.

Nous proposons ici de promouvoir la conversion du terme « métamorphose » en un macroconcept équivalent à celui de révolution, afin de tirer parti des différences entre les champs sémantiques respectifs pour parvenir à une représentation mentale de même force et de même puissance, mais qui constitue une alternative plus viable et plus accessible. La motivation repose sur le constat que le macroconcept de « révolution » est étroitement ancré dans l’idée d’une rupture violente avec le passé, dont tous les éléments sont considérés comme obsolètes. De plus, dans l’imaginaire généré par cette notion, cette rupture implique nécessairement une confrontation entre des secteurs sociopolitiques qui se perçoivent comme ennemis, ce qui alimente et favorise un conflit extrême, considéré comme une condition nécessaire à la réalisation des changements radicaux souhaités.

En revanche, dans la représentation mentale que le macroconcept de « métamorphose » créera, il n’y aura pas de rupture traumatique, mais une transition plus ou moins rapide de la société tout entière, transition au cours de laquelle, comme base pour la construction du nouveau système social, les modèles et les éléments antérieurs (même des anciens et des obsolètes) que soient utiles pour faire face à la nouvelle situation pourront être utilisés, tout en intégrant les nouveaux modèles nécessaires aux changements nécessaires. Autrement dit, on ne rejette pas le passé en bloc, mais seulement les éléments dont on sait qu’ils ont conduit aux déséquilibres qui ont rendu les changements nécessaires, et on génère également la perception que cette transition est un projet commun de toute la société, et non le résultat de la confrontation entre des factions sociales aux intérêts opposés.

De plus, dans le cas du macro-concept de « révolution », la nécessité de rompre avec le passé implique que les changements mis en œuvre reposent sur des idéaux et des théories jamais mis en pratique auparavant, idéaux promus par la nouveauté qu’ils impliquent et par les promesses qu’ils comportent, promesses généralement assez abstraites. De ce fait, les transformations révolutionnaires se résument trop souvent à un saut dans le vide qui, en raison des dynamiques sociales activées dans ces situations extrêmes, risque fort de reproduire des schémas et des modèles du passé considérés comme néfastes par leurs promoteurs eux-mêmes. Un exemple classique est précisément la Révolution française, partie du rejet radical de la monarchie absolue et qui a fini par la rétablir sous une forme superlative : l’empire dirigé par Napoléon.

Plus loin, la notion de métamorphose peut être directement reliée au champ sémantique d’un concept clé en physique, celui de « transition de phase », qui décrit et analyse les changements radicaux que subit la matière dans certaines conditions. L’exemple le plus connu est celui de l’eau, qui se transforme en solide en dessous de zéro degré et en gaz au-dessus de 100 degrés. Ces transformations ne peuvent être déduites de ce que l’on sait de sa structure moléculaire et sont donc inattendues et surprenantes si elles n’ont pas été observées auparavant. L’émergence de la vie peut également être considérée comme une transition de phase à cheval entre la physique et la chimie : des molécules complexes ont réussi à s’assembler, à se reproduire et à se perpétuer au fil du temps sous la forme d’êtres biologiques plus ou moins complexes, unicellulaires pendant des milliards d’années, et multicellulaires depuis l’explosion cambrienne, il y a environ 600 millions d’années.

La notion de transition de phase est directement liée à celle d’« émergence » ou de « propriétés émergentes », qui relève du paradigme des systèmes complexes : il s’agit des propriétés ou comportements qui apparaissent dans des entités complexes lorsque leurs parties interagissent ensemble, et qui n’existent pas lorsque les parties sont séparées ou n’interagissent pas. Elles peuvent également « émerger » lorsque des changements organisationnels sont appliqués à une entité complexe, modifiant la dynamique relationnelle entre ses parties, sans qu’il soit nécessaire d’en ajouter de nouvelles.

Prenons l’exemple de l’impact d’Internet sur les sociétés humaines : il nous a permis de nouvelles façons de diffuser l’information et d’interagir, ce qui a donné naissance à de nouvelles dynamiques « émergentes » qui deviennent des propriétés des systèmes sociaux, propriétés qui n’existaient pas auparavant. Le champ sémantique de la notion de métamorphose est très proche de celui de ces deux notions : toutes trois décrivent des transformations radicales et inattendues. Autrement dit, compte tenu de ce que l’on sait des systèmes et des êtres avant la transformation, il est impossible de savoir qu’une transformation aura lieu, ni de quel type ni de quelle ampleur elle aura lieu. La science actuelle ne peut que se limiter à les décrire et à tenter d’élaborer des théories expliquant leur survenue.

Transition de phase, émergence et métamorphose partagent une autre caractéristique importante : ces trois notions décrivent des transformations radicales qui, bien que rapides, sont des processus dont la dimension temporelle peut être plus ou moins longue. En revanche, la notion de révolution n’a pratiquement aucune dimension temporelle : elle génère mentalement une image très brève, presque ponctuelle, une rupture qui peut survenir en quelques heures ou quelques jours, après laquelle on suppose que tout a déjà changé. En ce sens, on peut dire que c’est une notion qui ignore la dynamique des processus naturels et qui, par conséquent, génère des images mentales très éloignées du fonctionnement du monde réel.

Deux exemples peuvent en donner une idée : le 14 juillet 1789 est resté la référence principale pour la Révolution française, une référence qui, pour la plupart des non-spécialistes, relègue au second plan tout ce qui s’est passé au cours de la décennie suivante ; il en va de même pour la Révolution russe, où la « Révolution d’Octobre » de 1917 brouille considérablement l’ensemble du processus antérieur, notamment depuis la première révolution de 1905, ainsi que les guerres et conflits qui ont suivi.

De plus, le macro-concept de révolution implique de centrer le débat sur le fait que les biens matériels sont limités, l’objectif étant que les classes privilégiées qui les ont accumulés en excès en donnent la majeure partie aux classes les plus défavorisées, c’est-à-dire qu’elles redistribuent les biens disponibles. D’autre part, la notion de métamorphose, associée à celle de propriétés émergentes, possède d’autres dimensions que la dimension purement matérielle et suggère que, dans les changements nécessaires à la réorganisation de la société, il n’y aura pas de perdants et que tout le monde sera gagnant. En effet, même si les biens matériels disponibles seront probablement plus rares, la dynamique sociale qui en résultera sera bénéfique de manière généralisée et tous constateront une amélioration de leurs conditions de vie, y compris ceux qui ont perdu les privilèges dont ils jouissaient auparavant.

Cette analyse des champs sémantiques nous permet de conclure que le macroconcept de révolution est, d’une part, excessivement abstrait et, d’autre part, tout à fait équivalent au mythe chrétien du « jour du jugement », un rite de passage hypothétique où chacun doit affronter son destin (ce qui implique, de plus, qu’il y ait des gagnants et des perdants), tandis que la notion de métamorphose repose sur des processus naturels, notamment biologiques. Autrement dit, il s’agit d’un concept emprunté au langage biologique, directement lié aux concepts fondamentaux de la science la plus actuelle. Par conséquent, les images mentales qu’il crée sont bien plus proches de la réalité du monde telle que nous la concevons scientifiquement à ce moment historique.

EFFETS PSYCHOLOGIQUES ET SOCIOLOGIQUES DES DEUX MACROCONCEPTS

Cet article part d’une hypothèse secondaire : le macroconcept de « révolution » freine les changements socio-économiques nécessaires. Cela s’explique par la perception inconsciente que la seule possibilité réelle de changer la dynamique actuelle avec la rapidité nécessaire réside dans une révolution dans un avenir plus ou moins lointain. Or, parallèlement, le conflit et la violence associés à cette idée effraient de nombreuses personnes, notamment la majorité sociale, qui ne la perçoit pas comme un idéal à atteindre, mais comme quelque chose à éviter à tout prix.

Ainsi, bien que l’on puisse affirmer que la majorité des membres des sociétés humaines actuelles ne « croient » pas à la révolution, une part très importante « croit » inconsciemment qu’un changement socio-économique radical se produira à l’avenir, plus ou moins spontané ou provoqué, car ils perçoivent que la situation actuelle n’est pas tenable si la dynamique actuelle se poursuit. Cette idée pourrait être formulée ainsi : le macro-concept de « révolution » jouit actuellement d’une hégémonie « limitée » ou « restreinte », car la majorité de la population ne la perçoit pas comme un objectif positif à atteindre, mais plutôt comme un fait inévitable qui surviendra tôt ou tard.

On peut le constater dans l’essor d’un autre macroconcept prometteur, celui de « l’effondrement » ou « collapse », lié au succès spectaculaire que connaissent actuellement les récits dystopiques dans la littérature, le cinéma et les jeux vidéo. Ces récits décrivent des situations apocalyptiques après un hypothétique « effondrement » et voient les rares survivants s’affronter dans une lutte acharnée pour leur survie. Il est significatif que, dans le monde intellectuel français, un courant de pensée et de recherche transdisciplinaire autour du néologisme « collapséologie » se soit cristallisé. De nombreux penseurs, personnalités publiques et universitaires s’y sont consacrés, dont beaucoup sont partisans d’un autre macroconcept prometteur, celui de « décroissance », et une entité, le Momentum Institute, a même été créée pour le promouvoir.

Cette hypothèse secondaire suggère que le macroconcept « effondrement » est un dérivé de « révolution » et définit un processus similaire, mais encore plus négatif, car il ne repose sur aucune intention politique, mais sur l’effondrement et la désintégration du système social lui-même. Ainsi, en raison de la peur généralisée de la « révolution » et de son dérivé, l’« effondrement », la majorité des personnes qui n’y « croient » pas s’efforcent par tous les moyens d’écarter de leur esprit la possibilité qu’elle se produise un jour, et s’interdisent inconsciemment d’y penser.

IL Y AURA PRESQUE CERTAINEMENT DES RÉVOLUTIONS, MAIS…

L’hypothèse principale de cette analyse soutient que la disponibilité et l’activation dans l’imaginaire collectif d’un macroconcept politique fondé sur la notion de métamorphose permettront aux processus de changement et de transformation que de plus en plus de personnes considèrent comme inévitables d’apparaître mentalement avec des connotations plus bénignes et moins traumatisantes que si seule la révolution était disponible et active. Par conséquent, d’une part, ils seront moins effrayants et, d’autre part, perçus comme un projet commun de l’espèce humaine, et non comme une confrontation entre factions sociales.

Quoi qu’il en soit, le macroconcept ne saurait à lui seul préserver les caractéristiques – tant négatives que positives – des situations révolutionnaires, qui résultent de dynamiques sociales réelles et expliquent d’ailleurs pourquoi le mot « révolution » a changé de sens au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. Autrement dit, même si l’on veut l’éviter, il y aura dans le futur des situations qui pourront être appelées de « révolutions », car il s’agit de moments où les dynamiques et les équilibres sociaux en place jusqu’alors sont rompus, ce qui conduit à des transitions non pas ordonnées, mais chaotiques, où la société se réorganise à la recherche d’un nouvel équilibre, parfois long à atteindre.

Cependant, le macroconcept de « révolution » qui nous est parvenu, créé et développé par les théoriciens de la gauche radicale au XIXe siècle, n’est pas purement descriptif. Ces derniers y ont ajouté des connotations renforçant délibérément les dynamiques violentes et traumatisantes comme objectif politique à atteindre, les justifiant théoriquement et les transformant ainsi en mythe ou en sacrement. Le but est d’atténuer la puissance de ce mythe pour éviter son influence négative sur l’imaginaire collectif.

Quoi qu’il en soit, il est prévisible que certaines classes sociales considérées comme privilégiées opposeront une résistance au changement. Cependant, l’émergence d’une notion politique de métamorphose mettra davantage en évidence le caractère égoïste de leurs intérêts, précisément parce qu’elle impliquera un engagement clair en faveur d’un projet social qui les inclut également.

La thèse principale de cet article repose sur la conviction que les imaginaires collectifs et les systèmes de croyances sur lesquels ils reposent peuvent évoluer significativement si les macroconcepts qui les articulent et leur donnent une cohérence sémantique évoluent, ce qui modifiera considérablement l’action humaine qui en découle.

Dans le cas analysé ici, la thèse formulée est la suivante :

À l’avenir, une société où le macroconcept de « métamorphose » est hégémonique aura une capacité bien plus grande à opérer des changements rapides et profonds, et beaucoup moins de risques de générer des conflits sanglants et traumatisants qu’une société dominée par le macroconcept de « révolution », qu’il s’agisse d’un domaine actif ou passif.

Josep Maria Camps Collet

jmcampsc@gmail.com

Bibliographie principale :

Arendt, Hannah : « De la Révolution »

Lénine, Vladimir Ilitch : « L’État et la Révolution »

Marx, Karl et Engels, Friedrich : « Le Manifeste du Parti communiste »

Morin, Edgar : « La Méthode » (6 volumes, 1977/2004)

Morin, Edgar : « Éloge de la Métamorphose » (article dans El País, 17 janvier 2010)

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